Feizar : l'enfant de la jungle
- Reni Andcam
- 24 oct. 2015
- 7 min de lecture

La Bolivie est un pays grand comme deux fois la France mais sa population n’atteint que six millions d’habitants.
Sa république est détentrice de deux records bien singuliers.
L’inflation gargantuesque de 27 000 % en 1987 et la consommation boulimique de présidents de la République puisque trois s’étaient succédés en 24 heures, les deux premiers ayant fini leurs très brefs mandats au bout d’une corde, pendus au lampadaire devant l’entrée du palais présidentiel.
Le “coup d’état” paraissait être le sport national en ces temps-là !!!
Si la Bolivie était l’un des pays les plus instables avec 189 coups d’état militaires en 173 ans d’indépendance, c’était aussi l’un des plus pauvres d’Amérique du sud et celui où l’on trouve les plus grandes inégalités entre l’élite fortunée et les populations indigènes souffrant de la misère.
La Paz, la capitale la plus haute du monde, s’étale entre 3 500 et 4 000 mètres d’altitude.
Les hommes portent le poncho sur les épaules et sont coiffés d’un bonnet multicolore couvert d’un chapeau de feutre.
Les femmes, les cholitas, comme on les nomme, pudiquement parées d’un chalet sur leurs épaules font rouler leurs hanches couvertes d’une multitude de jupons solidement arrimés à la taille.
Deux nattes s’échappent d’un chapeau melon qui tient miraculeusement incliné sur la tête.
Les fœtus de lama séchés ornent les petites échoppes de rue autour du marché aux sorcières.
La ville est moche.
Elle n’est que grisaille, poussière et immondice, avec une puanteur de pauvreté et une foule de misérables.
Nous la trouvâmes répugnante, avinée et bruyante.
Cap sur l’Amazonie bolivienne.
Notre guide Feizar, âgé d’une trentaine d’années, pas grand mais bien bâti, le teint animé, le regard vif, le corps énergique, nerveux, robuste, musclé et maigre est d’origine amérindienne, natif d’une commune plus au nord de la Bolivie, au cœur de la forêt amazonienne, à la frontière du Brésil.
Après avoir tiré profit des enseignements de son grand-père, son père l’emmène dans la communauté indigène Tsimane Toehua où il chasse encore avec un arc et des flèches.
Il porte une véritable griffe d’aigle dans l’oreille et une dent de puma (tué par son grand-père) autour du cou.
Il a cinq enfants issus de femmes différentes.
La peau pâle et la blondeur des cheveux de sa femme, Hodkova Teresa, originaire de République Tchèque, contraste avec ses yeux aussi noirs que ses longs et fins cheveux noirs et son hâle doré.
Il semble Moogli, tout droit sorti du livre de la jungle.
Particularité bolivienne, il chique, en mélange avec de la chaux, des feuilles de coca, à longueur de journée, se qui crée une protubérance au niveau de sa joue.
Il connait la jungle comme sa poche.
Il est connu par les communautés avoisinantes comme l’enfant de la jungle.
Il connait le langage des bêtes, celui des arbres, du vent et des ruisseaux.
Il joue des sons de singe hurleur, singe capucin, singe araignée, singe écureuil outre le oiseaux.
Les géants de la forêt se dressent hératiques jusqu’à la canopée.
Le ciel n’est plus qu’un souvenir.
Nous buvons à même les unas de gato (griffes de chat), des lianes qui une fois coupées libèrent de grandes quantités d’eau pure.
Autour de nous, dans les arbres, les aras font un vacarme d’enfer.
Ils rasent nos têtes en s’égosillant.
Ils planent majestueusement sans le moindre bruit d’ailes.
Le soleil brille sur les franges rebroussées de leurs ailes.
Leurs couleurs sont magnifiques.
Rouges et bleus, verts et jaunes ...
Quel spectacle !!!
Nous pêchons au fil au bord du fleuve Béni.
Rien ...
Bredouille ...
Infructueux ...
Pas le moindre petit poisson ...
Pendant ce temps-là, Feizar attrape cinq poissons-chats d’une belle taille et un gros poisson chien, avec lesquels il se démène à grand fracas d’eau.
Il disparait dans le fouillis végétal.
Nous percevons le froissement des branchages malmenés par sa course folle.
Puis, plus rien ...
Silence total ...
Toute la forêt s’est tue.
Ni le vent des arbres, ni le chant des oiseaux, pas même un bourdonnement d’insecte.
Nous partons à sa rencontre.
Il est là, en train de faucher l’air avec un serpent, plus précisément, un boa d’une jolie longueur.
A deux pas de notre campement, nous découvrons les empreintes d’un gros chat que si l’on en juge par leur taille doivent être celles, soit d’un jaguar soit d’un puma ...
Les moustiques et les petites araignées abondent et se régalent de la tendresse de mon épiderme suave.
Reynald compte mes piqûres.
Un bon quota ...
Plus de soixante-dix !!!
Feizar affectionne particulièrement ses copines les tarentules qu’il balade sur les corps inertes aux fins de susciter des sensations fortes.
Tous ses sens ultra-développés sont en éveil.
Il renifle les odeurs comme le ferait un animal.
Il connait quatre langues et a déjà visité l’Europe, plus précisément la République Tchèque, plus précisément Prague.
Son conte de voyage dans ce qu’il nomme élégamment la jungle blanche, est digne de Mimi-Siku dans un indien dans la ville.
A tel point que même un enfant de la famille s’est vanté à l’école d’un indien dans la maison ce qui a provoqué des foudres téléphoniques pour affabulation !!!!!!
Teresa s’est contenté d’avouer qu’il y avait effectivement un indien dans la maison.
Pas toujours simple le premier contact avec la belle-famille, surtout quand votre beau-père est persuadé que vous dormez dans un arbre !!!
Le plus gros choc culturel et émotionnel de Feizar : les escalators qui rentrent dans le ventre de la terre (la Pachamama) et qui en sort.
Chaque anecdote est ponctuée de nos éclats de rire.
Dans une boîte de nuit imposante, la foule en liesse le prend pour un Thaïlandais et l’étanche de bière.
Émoustillé, il se trémousse sauvagement.
Il est extasié par les trombinoscopes et les images qui défilent.
Dehors, il fait connaissance avec le froid qui lui serre le cœur.
Le monstre bruyant et véloce de la technologie l’assassine.
Son instrument de travail : la machette.
Le nôtre : l’ordinateur.
La cérémonie de la Pachamama ( la terre merre, la “madre tierra”) achève notre première soirée.
Pachamama est la déesse majeure de la culture pré-inca Tiwanaku en Bolivie, une déesse sans temple qui s’honore en tous lieux naturels avec une préférence malgré tout pour les lieux en hauteur, les montagnes ou les sommets.
Mama est la terre nourricière, la maman mais aussi la femme, celle qui a ou a eu des enfants, une femme respectable.
Pacha est la terre, le sol, le lieu, la région, le pays mais aussi le monde.
Il faut savoir que dans la culture pré-inca, il n’y a pas de distinction entre l’espace et le temps.
Cet espace temps est appelé pacha.
Pachamama est donc la déesse de l’espace temps.
Le terme pacha sert aussi à désigner les trois mondes dont la pachamama est la synthèse :
- alaj pacha : le ciel, la terre d’en haut ;
- aka pacha : le terre d’ici ;
- manga pacha : le monde souterrain.
C’est le monde souterrain qui a été largement diabolisé par les catholiques colonisateurs.
Pour autant, ce monde souterrain est un monde germinal qui accueille tel le ventre de la terre mère, ce qui n’est pas encore advenu.
Pachamama a pour fonction de protéger et nourrir.
Elle est la déesse de la nature, la divinité la plus chérie car grâce à elle existent les champs, les forêts, les sources, les fruits et les animaux, la chaleur et le froid, les nuages.
Elle est partout à la surface de la terre mais aussi dans le sol.
Elle représente enfin toutes les choses de la terre, utiles, agréables aux sens.
Elle représente l’amour et ce qui nourrit le corps et l’esprit.
Si tout au long de l’année, la Pachamama représente un principe générateur laissant l’homme cultiver la terre à sa guise selon le cycle des saisons, il existe des périodes où elle prend un caractère féminin propre et il est alors interdit de travailler la terre ces jours-ci.
La Pachamama est d’une importance telle qu’une loi bolivienne lui a été consacrée.
C’est une première mondiale !!!
La loi terre mère consacre les droits de la terre mère au même titre que les droits humains ou les droits des animaux.
Autrement dit, la terre est considérée comme un être vivant.
Le rituel débute par le rituel de la coca.
En toute légalité ...
En effet, Evo Morales, un coquero (mâcheur de feuilles de coca) est parvenu à ce que soit dépénalisée la pratique de l’acullico, c’est à dire de la mastication ancestrale de la feuille de coca.
Nous plaçons entre la joue et la mâchoire, une boule de feuilles de coca séchées en mélange avec de la chaux ce qui atténue l'amertume du goût et augmente l'effet stimulant en facilitant la solubilisation de la cocaïne (l'addition de chaux augmente de dix fois la concentration plasmatique en cocaïne chez l'usager).
La boule n'est pas mastiquée mais chiquée comme du tabac pendant trois quarts d'heure pour en extraire le jus.
Le rituel de la Pachamama s’organise dans la nuit noire, à la leur des bougies, au pied d’un arbre âgé, sacré et empreint de sagesse.
Il vise à remercier la terre, la mère nature pour les offrandes qu’elle nous a accordées durant les années passées.
Nous la sollicitons également pour que les années à venir soient fructueuses.
Nous lui demandons de prendre soin de nous non seulement dans la jungle mais également pour le reste du voyage.
Feizar creuse un trou, appelé “boca”, en référence à la bouche de la terre.
C’est un canal qui va directement au cœur de la terre.
Une fois la bouche creusée, chacun d’entre nous allume deux cigarettes qu’il dispose tout autour de l’orifice.
La fumée qui s’en dégage sert à purifier l’environnement et à chasser les mauvais esprits.
Nous remercions, chacun notre tour, la terre, en lui versant en son centre, un alcool très fort.
Chacun notre tour, assis en tailleur devant la bouche, nous la nourrissons de feuilles de coca et à nouveau d’alcool fort que nous consommons également avec parcimonie.
L’alcool fort symbolise le fait que grâce à la terre, l’homme peut s’amuser et profiter de la vie.
A la fin de la cérémonie, nous refermons chacun un petit peu la “boca” en priant.
Les manières pondérées de Feizar, dans la pénombre, lui donnent l’allure d’un sage en dépit de son jeune âge.
Il nous abreuve de sa philosophie de vie que nous partageons avec plaisir et plénitude.
La jungle se révèle certes un milieu hostile mais surtout difficile à quitter.
Cam
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